Partir en moto sur les routes, avec une remorque harnachée derrière, c'est déjà une aventure en soi. Le faire pour rejoindre Pripiat, quelques années après l'accident de Tchernobyl, cela relève forcément de la nécessité absolue. Gouri a un besoin impérieux de retourner là-bas, dans la zone contaminée. Pour ramener quelque chose qui lui appartient, qui est resté dans son appartement. Un objet un peu incongru mais plein de sens pour lui. Les immeubles ont tous été pillés, il lui faudra un peu de chance pour retrouver ce qu'il cherche. De la chance, il lui en faudra aussi pour passer sans encombre les barrages. De la compagnie bienveillante également pour mener son projet à bien.
Sur sa moto, Gouri transporte sa carcasse d'homme saccagé, les stigmates profonds d'une catastrophe sans précédent, ses souvenirs envolés dans les nuages radioactifs, le visage de ses camarades irradiés, la tristesse infinie et pudique du père orphelin de son enfant, les images des maisons de famille que les bulldozers enfouissent sous terre, le silence de la grande roue de la fête foraine arrêtée à jamais. Sur sa moto, Gouri transporte tout le poids de Tchernobyl. Une catastrophe au visage soudain plus humain.
La nuit tombée, Antoine Choplin (France). Points. 123 pages. 5, 70 €
Emilienne et la narratrice sont des amies, des vraies. Elles partagent la même expérience de la vie, qui semble les souder à jamais, sans que cela ait besoin d'être formulé. Elles sont jeunes. Rien ne prédispose donc Emilienne à s'effondrer en pleine journée, en buvant un chocolat chaud dans un bistrot avec le jeune garçon étranger qu'elle aide à faire ses devoirs. Le coeur bat. Et puis il s'arrête. Comme ça.

S'émanciper : "s'affranchir d'une tutelle, d'une sujétion, de servitudes", nous révèle le Robert. Nulle mention de la famille dans cette définition. C'est de cette émancipation-là dont choisit quant à elle de nous parler Faïza Guène. Car il est bien question de cordons ombilicaux à rompre dans Un homme, ça ne pleure pas.
Amis lecteurs, ne soyons pas dupes : oui, la littérature a récemment produit un grand roman érotique, mais ce ne fut pas Cinquante nuances de Grey. Pour les sensations vraies, mieux vaut emprunter les landes islandaises en compagnie de Bjarni Gislason, un vieillard (et oui...) au soir de sa vie. Ce qu'il a fait, ce qu'il aurait aimé faire, ce qu'il n'aurait pas dû faire avec Helga, la jolie voisine, la femme d'un autre, il le confie dans une longue lettre à sa bien-aimée à jamais disparue.
Mener un travail autobiographique par l'angle exclusif du corps, ses évolutions, ses déchirements, ses cicatrices, ses résurrections : voilà l'enjeu audacieux de ce roman. Périlleux, même, pourrait-on croire à la lecture des premières pages. Et puis petit à petit, on se rend compte que non, car finalement, quel meilleur témoin des vies que ces enveloppes charnelles, invisibles, douloureuses, gratifiantes ou inquiétantes ?