Philippe Jaenada pousse à la transgression. C'est comme ça, ça se voit tout de suite. Dans son style, où il se permet, de manière désormais légendaire et éhontée, d'aligner les parenthèses et les digressions, d'évoquer ses propres acouphènes alors qu'il a tacitement promis au lecteur de lui dresser le portrait d'une autre personne que lui, dans ses choix de défendre par la littérature des êtres conspués en leur temps par la société, et finalement parce que c'est le seul auteur dont je chronique les livres bien avant qu'ils ne sortent en poche, allant ainsi à l'encontre du contrat que je passe moi-même sur ce blog. Ca m'avait déjà fait le coup avec Sulak, voilà que je retombe dans le panneau avec La petite femelle. Parce que voilà, impossible d'attendre. Depuis le Chameau sauvage, quand Jaenada sort un roman, c'est un rendez-vous incontournable, et qui ne tolère pas la patience. L'envie de partager titille trop. Partager les ascenseurs émotionnels vertigineux de ses premiers romans, les découvertes issues d'un travail de fourmi sur des personnages réels dans les deux derniers, et les moments tellement romanesques qu'ils paraissent inventés alors qu'en fait, non, pas du tout, comme dans Plage de Manaccora.
Bien sûr, depuis Sulak, les choses sont devenues plus sérieuses. Ici, en compagnie de Pauline Dubuisson, on ne rigole pas à toutes les pages. On devient même parfois expert en stratégie militaire, et historien avisé. Je ne sais pas si Philippe Jaenada a écrit ce livre de façon linéaire, mais c'est l'impression que cela donne. On ressent presque l'humeur du jour dans chaque volée de pages écrite à la suite. Le fil de l'histoire de Pauline se dessine, et l'on voit son biographe au travail, on sait où est posée la bouteille de whisky (Oban) dans la pièce, que les volets sont clos, et que le mot "saucisse" apparaitra forcément. Deux biographies en une, c'est une affaire.
Bon alors, et Pauline dans tout ça ? Elle a 12 ans en 1939 lorsque la guerre éclate, et vit dans les environs de Dunkerque, dans une famille bourgeoise très peu réjouissante. Elevée comme une arme de destruction massive par un père obsédé par l'idée de dominer dans cette jungle sans nom qu'est la vie, elle est une tête bien faite et une tête pensante. Plus que brillante dans les études, Pauline a soif d'apprendre, de connaître, de savoir. Quand elle s'éveille à la sensualité, les hommes qu'elle a sous les yeux sont Allemands.
On devine la suite, faite d'humiliations et de tontes de cheveux. Et puis le temps passera, il y aura Félix, des demandes en mariages, des jeux de chat et de souris, des je te tourne autour mais non, des je t'aime si tu me quittes, des je te quitte si tu m'aimes. Et un jour le drame. Et il y aura mort d'homme.
C'est un procès entièrement à charge que subira Pauline Dubuisson. Celui de la bien-pensance de la société d'abord, d'une enquête policière qui ne retiendra que les éléments compromettants pour effacer les autres ensuite. Alors que la plume de Philippe Jaenada, s'appuyant sur les véritables éléments de l'enquête, parvient à mettre en évidence les nombreuses incohérences qui condamnèrent Pauline. La plume facétieuse de notre ami Philippe se fait compatissante, justicière et dérangeante. Et puisqu'il transgresse, qu'il ose tout, ses comparaisons entre l'affaire et sa vie quotidienne, et au-delà la nôtre, rendent plus vivante encore cette affaire qui aurait pu tomber dans l'oubli. Evidemment, il faudra tempérer mon point de vue de fan inconditionnelle de Jaenada, mais selon moi, La petite femelle est LA lecture incontournable de l'année à venir !
La petite femelle, Philippe Jaeanada (France). Julliard. 706 pages. 23 €.
A découvrir aussi sur ce blog : Sulak, le braqueur pacifiste dont la société a eu la peau.
Plage de Manaccora, 16 h 30, ou la tension dramatique portée à son summum en plein été italien.
Bienvenue en Transylvanie, neuf histoires de vampires, dont une nouvelle de Philippe Jaenada : Bogdana.
Un entretien avec l'auteur, concernant l'écriture de ce recueil de nouvelles : Entretien avec un vampire.