Gaëlle Josse nous confie ses personnages, ou plutôt elle les dépose délicatement sous nos yeux. Pour qu'on les observe, qu'ils nous interpellent, mais pas pour qu'on les juge. Elle-même ne le fait pas, et se laisse émouvoir par ces êtres de papier, fragiles et mystérieux. Elle nous l'explique ici.
Fais-moi les poches - La musique peut-elle être pour vous une métaphore de la vie, comme peut le laisser entendre notamment le titre du roman ?
Gaëlle Josse - Votre suggestion est très juste, même si, en écrivant, je n'avais aucune intention de cette sorte, c'est une fois le livre refermé que l'on peut le comprendre, -l'entendre !- ainsi. Il est vrai que la vie se prête à d'innombrables métaphores, images, comparaisons, et celles liées à la musique en donnent une lecture très parlante. On compose ou on joue sa partition, on tient sa partie, on cherche l'harmonie, la note juste, en tentant d'éviter trop de dissonances, de fausses notes, -de couacs !-, comme l'expriment de nombreuses expressions courantes. On pourrait aussi dire que le cours de nos vies s'écrit dans les tonalités et des modes variés, avec des tempos, des nuances, des intensités diverses, et bien sûr, entre accords et désaccords, et que le duo formé par un couple repose sur la complémentarité, sans forcément rechercher toujours l'unisson... Pour autant, ce qu'il m'intéressait d'explorer avant tout, ce sont ces questions taraudantes de la réparation, du remords, de la blessure infligée à l'autre, du regard aveuglé que l'on peut porter sur sa propre vie. Que faire lorsqu'on réalise que l'on est passé à côté de l'essentiel ? Jusqu'à quel point savons-nous aimer ? Que sommes-nous prêts à sacrifier à l'autre ? Ce sont les "grandes questions" qui sous-tendent nos existences, qui se traduisent non par des décisions solennelles, mais par une succession de choix, d'actes, de comportements, parfois anodins, et qui, en fin de compte, dessinent le visage, ou écrivent la musique de nos vies...
FMLP - Que pensez-vous de vos deux personnages principaux ? Que vous inspirent-ils dans leurs façons d'être, leurs réactions ? Je pense notamment à François : est-il lâche ou trop pris dans sa passion du piano ?
G. J - Je m'aperçois, avec cette question, que je ne juge pas mes personnages. François, le musicien brillant, si peu doué pour la vie, et Sophie, l'artiste rebelle, fragile, qui marche sur les lignes de faille. En y songeant, je m'aperçois que leurs façons d'être sont pour chacun le reflet, la traduction de leurs fragilités, plus ou moins surmontées, assumées. François a construit sa carrière pour obtenir enfin un regard d'amour posé sur lui, pour apaiser les grandes blessures de l'enfance. Sophie, elle, n'est pas dans cette attitude volontariste, je crois qu'elle vit au plus près de ses émotions, de ses fragilités, dans une totale sincérité, ce qui la rend très vulnérable. François, lâche ou "seulement" inconscient, négligent ? C'est là toute l'ambivalence, toute l'ambigüité du personnage. Le déroulement de sa carrière, dont il se sent un peu prisonnier, lui cache les réalités de la vie, les souffrances de Sophie, c'est une vie qui lui tend un miroir valorisant, mais qui l'isole des atres. Et il me semble que bien souvent nous ne faisons pas intentionnellement souffrir autrui, c'est davantage par inattention, par manque d'écoute que par volonté délibérée, et c'est peut-être pire... Je crois que c'est le cas de François, lâche, oui, et surtout inconscient.
FMLP - François, en se rapprochant à nouveau de Sophie, ne la met-il pas en danger ?
G.J - Si, c'est très vrai. Se rapprocher, dans une intention de "réparation", de quelqu'un qui a basculé, pour se libérer d'une immense culpabilité, est un geste à la fois sincère et dangereux. Peut-être Sophie a-t-elle trouvé, dans l'absence et le silence d'un lieu clos, protégé, une forme d'anesthésie à sa douleur, et revoir celui qui en est la cause rique de récativer des souffrances terribles, pires peut-être. D'où ce temps suspendu, où François va devoir apprendre l'attente, et c'est à ce moment-là qu'il va être confronté à lui-même, qu'il va remonter le cours de sa vie et tenter de comprendre son cheminement, ses choix, ses actes et ses manques. C'est à ce moment-là, dans le dépouillement de tout ce qu'il est, dans le renoncement à ce qu'il fait, qu'il va devenir lui-même en allant vers sa vérité intérieure. C'est dans cette dimension qu'il m'a émue lorsqu'il s'est peu à peu dessiné ainsi pendant l'écriture de ce livre.
FMLP - Sophie rompt avec une réalité trop dure à supporter. On ressent en elle une souffrance prélable à cette histoire. Ce drame a-t-il été le rappel d'autres souffrances ?
G.J - Oui, Sophie est un être blessé, il est fait allusion à ses souffrances antérieures, avec ses parents, son frère, à ses modes de vie autodestructeurs, à son errance, son nomadisme, et aussi à cette énergie qu'elle projette dans son art en peignant. Toutefois, je n'ai pas voulu entrer dans le détail de son passé, il est sans équivoque, je crois, mais abordé de façon elliptique, chacun peut l'imaginer à son idée. Je n'aime pas le mélo ni le pathos appuyé, il me semble que l'écocation a davantage de force, parce qu'elle propose quelque chose au lecteur, sans lui imposer... Le drame qu'elle a vécu avec François lui a porté le coup de grâce, en effet. Mais la fin du livre est une fin ouverte, tout est possible...
FMLP - Comment vous est venue l'inspiration de ces deux personnages ?
G.J - Plusieurs éléments se sont croisés, et ont ouvert des portes dans mon imaginaire. Ensuite, l'histoire s'est imposée, il me restait à l'accueillir au mieux. J'assistais un soir à un récital de piano donné par une de ces "stars" du clavier qui semblent tout avoir : la jeunesse, la beauté, l'élégance, la gloire, et cette apparente facilité à recréer devant nous une oeuvre en faisant oublier le travail de titan, de forçat, qui se cache derrière, avec une vie entre deux avions, deux hôtels, deux salles de soncert, Paris, Tokyo, Prague, New-York... Les spectateurs debout, les rappels, les bouquets de fleurs, et le costume même pas froissé ! Je me suis demandée ce qui pouvait se passer lorsque de telles vies -extra-ordinaires- viennent à se gripper, et si les vies privées de ces héros sont aussi flamboyantes que leur art, ou si comme chacun ils connaissent le doute, la souffrance, l'abandon... Pour Sophie, il s'agit de quelque chose de plus intime, de plus personnel, de très à vif pour moi. Je suis hantée par cette idée de l'absence, du silance, comme réponse, ou comme défense lorsque la vie devient trop difficile, trop contondante, qu'on ne sait plus y faire face, parce que nos capacités de souffrance sont épuisées. Le portrait de cette jeune femme, sans concessions, intense, fragile comme du verre, qui vit dans la seule vérité de ses émotions, s'est peu à peu précisé. Elle aussi, en me guidant dans les replis de son âme, m'a beaucoup émue lorsqu'elle avançait, si nue, si démunie, au fil des pages.
Photo : Xavier Remongin
Gaëlle Josse est également l'auteure de Noces de neige (Editions Autrement).
Retrouvez Gaëlle Josse sur son blog : http://gaellejosse.kazeo.com/